Je veux d’abord saluer tous ceux qui, sur ce blog, ont pris la peine de m’écrire pour me faire part de leurs réflexions et entrer dans le débat que j’ai voulu ouvrir, même si certains parfois oublient un peu de prendre le temps nécessaire pour construire une argumentation et semblent davantage à la recherche d’une tribune pour exprimer des pulsions. Mais on me dit que c’est le lot de tous ces espaces ouverts et que celui-ci est plutôt de bonne tenue.
Les questions abordées sont nombreuses et variées, je ne peux toutes les reprendre, d’autant qu’il me semble avoir déjà dans mon livre répondu par avance à certaines objections. Il en est toutefois une essentielle, sur laquelle j’aimerais revenir ici, qui a été plus particulièrement soulevée par Aurélien Roulland (que je remercie au passage pour ses abondantes et érudites contributions), Neurf, ou François P. : celle du fédéralisme et partant, de la nature de l’Europe.
J’ai en effet écrit, p.127 de mon livre, que « l’Europe fédérale, donc l’Europe politique, est morte en 1972 », essentiellement du fait de l’adhésion de la Grande-Bretagne. Il est clair, et les Britanniques n’ont cessé d’agir dans ce sens, que la Grande-Bretagne ne veut pas d’une Europe politiquement intégrée, ce qui lui a fait privilégier la règle de l’unanimité, et récuser dans tous les grands domaines politiques celle de la majorité qualifiée.
Dès lors en effet, le projet fédéraliste d’Etats-Unis d’Europe ne pouvait plus avoir de sens : l’Europe n’a pas et n’aura pas de direction politique commune, de politique étrangère (même si un unique chargé des Affaires Etrangères et un corps unique de diplomates finissent pas être mis en place pour cacher la misère : il restera impossible de leur donner des consignes cohérentes et vigoureuses).
En outre, les élargissements successifs font qu’à 27, l’unanimité n’a quasiment aucune chance de voir le jour.
C’est une situation de fait, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, qu’il faut assumer pour ce qu’elle est.
La politique, c’est d’abord tenir compte du réel. Cela ne veut pas dire bien évidemment qu’il n’est rien possible de faire dans cette Europe, ni même que sa construction n’a pas un sens politique : je l’ai souligné à maintes reprises, ce n’est pas rien que d’avoir permis la paix et une prospérité sans précédent dans un continent qui a ensanglanté la planète au cours du dernier siècle.
Nous pouvons donc, nous devons donc faire tous les efforts nécessaires pour que l’Europe parle d’une seule voix, et d’ailleurs elle le fait de plus en plus, ne serait-ce que parce que les intérêts de chacun des États membres, du fait même de la construction européenne, sont de plus en plus convergents.
Nous avons une chance historique : ces questions se présentent à nous à un moment où le souverainisme est une idéologie obsolète et où le néo-libéralisme fait la démonstration qu’il court à la catastrophe si on ne met pas en place les instances de régulation nécessaires.
Or l’Union européenne a la taille critique pour commencer à le faire et progressivement convaincre les institutions internationales et ses partenaires de réguler davantage et plus efficacement le capitalisme mondial. Ne la laissons pas passer.
L’adhésion de la Turquie de ce point de vue, répond à un double objectif : valider ce choix d’une Europe de la coordination, qui est par ailleurs riche de sa diversité, et montrer au reste du monde que le choix de la construction de tels ensemble régionaux est le seul valide.
Pourquoi le choix de l’Union européenne plutôt que celui de l’Union méditerranéenne ? Tout d’abord, n’opposons pas les deux choses, mais elles ne répondent pas aux mêmes objectifs : l’Union méditerranéenne, si elle voit le jour, sera un espace de concertation, de rencontres, et de coopération sur des projets ponctuels, pas un espace économique et juridique commun. En outre, elle sera pendant encore longtemps préoccupée par le conflit israélo-palestinien, qu’elle peut contribuer à rendre de moindre intensité, sans toutefois espérer le résoudre à court ou même à moyen terme.
Par ailleurs, la Turquie a depuis longtemps postulé à l’entrée dans l’Union européenne et engagé de profondes réformes pour se mettre en conformité avec les critères de l’union, notamment en matière de droits et de libertés, mais aussi en matière économique.
La question de l’adhésion de la Turquie à l’UE est posée aujourd’hui, pas les autres. C’est donc à celle-ci qu’il faut répondre, ce que j’ai tenté de faire, sans minimiser les difficultés ni afficher de complaisance à l’égard de la Turquie, comme on me l’accordera.
Un mot de plus : certains d'entre vous reprennent la proposition de renforcer à l'intérieur de l'Union actuelle l'intégration politique d'un groupe plus restreint de pays qui pourraient, eux, devenir une vraie fédération avec une forte identité internationale. C'est une bonne idée, que j'ai déjà soutenue et que je soutiens volontiers de nouveau.
Malheureusement nous sommes très peu à la défendre. Il n'y a à l'évidence plus de majorité pour cela en Italie, et je ne suis pas sûr du tout qu'il y en ait une en Allemagne. Et puis ce serait très long à mettre en place. La zone Euro en est la seule amorce possible, et voyez pourtant l'extrême difficulté qu'il y a à y introduire un vrai gouvernement économique. C'est une affaire à trente ans, or le problème turc, il est posé publiquement et il est stratégiquement urgent : il n'y a pas d'autre choix que l'adhésion à l'Union telle quelle est.
Je reviendrai sur d’autres questions ultérieurement, bien évidemment.
A bientôt,
Michel Rocard
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